Patrick Ongaro interviewé par Jeanne Studer

Qu’est-ce le tai chi ?
Le tai-chi-chuan ou tai chi ou taiji quan est un art martial chinois, dit « interne », d’inspiration taoïste. Souvent réduit en Occident à une sorte de gymnastique, il est apprécié pour son effet bénéfique sur le corps et la santé, notamment par les personnes s’intéressant au bien-être…
Quelles sont les indications du Tai Chi ?
Cet art martial concerne toutes les tranches d’âge, même de jeunes enfants.
Dans la pratique, les gens viennent pour un mal de dos, envoyés par un médecin, d’autres parce qu’ils sont en dépression. Il y a des personnes qui sont dans une démarche spirituelle, elles sentent que la spiritualité passe par le corps et non uniquement par la lecture d’un texte spirituel.
Certaines personnes arrivent à mes cours, en pensant faire un sport de bien être et s’aperçoivent au fil du temps qu’elles vont beaucoup plus loin, que ce travail les amène à une évolution de la conscience.
Je me souviens d’un gars sportif qui m’a dit : « Je suis venu pour faire du sport et je m’aperçois que je fais un travail sur la conscience.»
Il en était ravi, mais si ça lui avait été présenté de but en blanc, serait-il venu au cours ? Je ne sais pas, c’est une évolution, et tout le monde n’arrive pas au même niveau.
Et les jeunes enfants ?
Des enseignants ont essayé de faire du Tai Chi avec leurs élèves, le matin avant de commencer la classe. Ils adaptent cet art martial à l’âge des enfants. Ils vont leur enseigner des mouvements très lents en utilisant des images d’animaux et ils vont développer ces images : un tigre qui marche au ralenti, qui se déplace d’un pied sur l’autre, prêt à bondir. Ça interpelle les enfants, et ça les amuse. L’impact de cet art martial est très positif sur les élèves, il les calme, et ça leur plaît. Il se dégage une énergie qui réunit tout le monde, les enseignants comme les élèves.
La place du Tai Chi dans notre société
Le Tai Chi est devenu une mode. Un désir de maîtriser sa vie et son stress. Il y a également une recherche sur la santé, le bien-être, la circulation de l’énergie, et aussi l’aspect méditatif.
J’ai enseigné le Tai Chi dans une banque pendant trois ans. Le but était de d’amener les personnes dans un état d’intériorité mais ce n’était pas facile ni évident, parce que c’est le contraire de l’état d’esprit de cet organisme qui préconise l’efficacité et la performance. Pour entrer dans l’intériorité du taïchi, il est nécessaire d’être déjà dans une démarche intérieure.
LE SOI EN MOUVEMENT
Patrick, tu as développé ta propre technique : le Soi en mouvement. Quelles en sont les particularités ?
Par rapport au Tai Chi classique, j’ai fait la synthèse de plusieurs approches. J’ai reçu un enseignement de trois écoles différentes : l’une qui était martiale, l’autre énergétique en lien avec la santé, et la troisième dans une dimension spirituelle en lien avec le cœur, chacune d’entre elles était passionnante, je n’en exclue aucune. J’y ai inclus des méthodes de lâcher prise : le Trager, une approche psycho-corporelle du mouvement favorisant un relâchement très profond, et aussi mon intérêt pour le taoïsme qui est le lien de base.
Il est intéressant de relier le Tai Chi à l’art martial, mais aussi à ce qui est antérieur à sa création, la philosophie du Tao. Chaque mouvement de défense est un mouvement d’attaque. Le côté martial est important, mais il ne doit pas devenir l’élément principal, l’intérêt étant d’équilibrer tous les plans. Dans la gestuelle du Tai Chi, le poids est porté sur une jambe à l’avant ou à l’arrière, et la justesse de ce poids en fonction du mouvement, va donner de la force et de l’énergie à celui-ci. Ce passage du Ying au Yang, et du Yang au Ying, ou de la force à la douceur, ou de l’inspire à l’expire se fait en conscience. La conscience de ce passage Ying Yang crée la fluidité, recelant une force contenue, qui est une des « clés » de la pratique : créer de la fluidité, créer des liens.
Notre monde est un monde de dualité qui a tendance à être dans la division plutôt que dans le lien. Être dans la conscience c’est créer des liens, plutôt que diviser
La pratique du Tai Chi nous enseigne l’enracinement, la sensation d’espace, de l’espace-plénitude, et comment créer des liens entre soi et soi, entre soi et les autres, entre le corps et l’esprit.
Origine du Tai Chi: un sage aurait observé la lutte d’un serpent et d’un oiseau…
Il a vu le mouvement très fluide du serpent et il a basé tous les mouvements du Tai Chi, sur la fluidité. Le mouvement est codifié de cette manière-là, les mouvements sont très ronds, très souples, sans cassures, sans angles, comme un serpent toujours en mouvement perpétuel. Le serpent a été vainqueur dans ce combat contre l’oiseau.
« Le doux vainc le fort » dit Lao Tseu.
La force est cachée dans la douceur. C’est toute la magie de cette pratique.
Qu’en est-il du « mental » qui a la réputation d’encombrer l’esprit…
Le mental, c’est la pensée, ce n’est pas la conscience. La conscience est beaucoup plus large, elle est un espace qui permet de voir, un aspect méditatif, un espace de vision, de connexion au monde.A l’inverse la pensée discursive se nourrit de mots et de concepts. S’il n’y a pas de conscience qui soutient nos dires alors les mots sont vides.
La plupart des élèves ont l’habitude de fonctionner comme ils fonctionnaient à l’école c’est-à-dire passer par la pensée (la théorie) pour arriver dans la pratique, mais dans ce cadre cela ne fonctionne pas comme cela. Donc, j’essaie avant tout d’amener les personnes dans la sensation afin qu’ils se déconnectent du mental, et puissent entrer dans un espace plus apaisé. Il est intéressant de poser par moment des mots sur le ressenti. J’arrête le mouvement et je demande : «Qu’avez-vous vécu ? » chacun alors partage son ressenti, non pas ce qu’il pense du mouvement, ce qu’il l’orienterait dans l’espace du mental mais ce qu’ils ont vécu d’agréable ou de désagréable, les orientant plutôt vers la sensation en lien avec la réalité du moment.
Nous devons entrer dans un autre espace qui n’est pas seulement l’espace de la pensée, mais l’espace de l’être, je l’appelle le Soi en Mouvement.
La musique
Je pratique en musique dans la pluralité des styles. L’objectif est d’amener les personnes à se lâcher complètement sur les musiques totalement différentes afin de déconnecter le mental qui cherche à figer les choses. Dans le Tao rien n’est figé, et chez certaines personnes, il peut y avoir une difficulté à se lâcher par rapport à des choses qui dérangent. Si nous donnons de l’importance à ces choses qui dérangent, elles prennent trop de place et vient alors la question de savoir où nous mettons notre attention.
Dans ma pratique, je souhaite amener les personnes dans un mouvement libre, dans la sensation de l’énergie, de l’espace, de l’enracinement, de la fluidité. Je les laisse expérimenter, explorer la relation avec eux-mêmes dans ces espaces, et c’est être vraiment dans le « Soi en mouvement », de ne plus être enfermé dans une forme.
Mon maître, Chungliang Al Huang, nous mettait parfois des musiques contemporaines ; ce n’est pas facile pour les personnes de travailler avec ces musiques. Il disait « Essayez de vous concentrer sur ce que vous faites ». Quand nous nous baladons dans la ville, il y peut y avoir beaucoup de mouvements, des bruits, des klaxons, des dangers, et nous pouvons être pris par ces mouvements et ce bruit, mais nous pouvons aussi écouter notre calme intérieur et traverser cet espace dans un état de méditation, sans se déconnecter du monde.
De cette façon, j’essaie d’amener les élèves à quelque chose de plus profond. Certaines musiques particulières nous permettent de jouer, de nous lâcher, d’être moins dans la technique formelle. La musique devient alors un soutien et un support qui nous permet d’entrer dans des espaces de fluidité en lien avec notre énergie, notre spontanéité.
Dans le Tai Chi classique, il n’y a pas de mouvement libre. Ça n’existe pas.
Le Soi en Mouvement est une spécificité. Dans la plupart des cours, je propose toujours une expression libre en lien avec le ressenti de l’instant. Nous sommes dans la sensation de l’énergie, de l’enracinement et de la fluidité. Les Taoïstes diraient « nous retournons à l’origine ». Nous sommes là, dans une dimension spirituelle, nous ne sommes plus enfermés dans une forme. Nous pouvons alors être dans toutes les formes.
Avons-nous des traces de ce premier taoïste, créateur du TaiChi ?
La légende attribue l’invention à Zhang-San-Feng dans la forme actuelle qui est enseigné dans la plupart des pays. Mais l’origine du Tai Chi dans son « essence » est millénaire. C’est une philosophie de sagesse très ancienne qui se perd dans la nuit des temps.
Quelle est la différence entre le Tai Chi et le Qi Gong ?
Il y a une grande différence entre ces deux techniques. Les exercices du Qi Gong sont des exercices orientés vers la santé, des répétitions de postures ou de mini séquences de mouvements. Dans le Tai Chi, chaque mouvement est en lien avec le précédent créant par la même une fluidité. Il permet de maintenir une attention soutenue au mouvement, voilà pourquoi il est aussi désigné comme une « méditation en mouvement ».
« Le souffle traverse le corps comme l’air, la flûte de bambou »
Notre corps est l’instrument, l’énergie, le Chi, le souffle nous traverse. Nous sommes cet être en mouvement. Nous sommes dans le lien avec l’âme. Nous pouvons aussi l’appeler le divin, le souffle. Ce n’est pas nous qui respirons, ça respire en nous et dans la pratique du « Soi en mouvement », ce qui m’intéresse, est de pouvoir amener les personnes à rencontrer cet espace qui respire en nous.
Quand nous vivons en conscience, nous réalisons que nous ne dirigeons pas notre mouvement, ni notre danse, ça danse en nous. Il n’y a plus d’identification. Nous sortons de l’identification d’un personnage qui ferait quelque chose. Nous rentrons au cœur même de l’énergie en mouvement. Là, nous touchons au spirituel, nous touchons à quelque chose de magique, nous approchons l’origine du mouvement. Quand nous vivons dans cette conscience là, nous sommes véritablement transportés par le groupe, à l’unisson. Nous entrons dans une respiration globale, l’indéfinissable nous a touché, c’est un espace autre, nous sommes rentrés dans un espace où il n’y a pas de mots.
Le Tao est une philosophie chinoise de l’équilibre qui est inspirée par l’observation et la contemplation de la nature. De l’observation nait la contemplation, de la contemplation nait l’empathie, le lien de cœur à cœur. Quand le cœur est touché, il voit.
St Exupéry ne disait-il pas « On ne voit bien qu’avec le cœur ». La pensée, elle, est faite pour penser, elle ne peut pas voir.
« Le Tao qu’on peut définir n’est pas le Tao ». C’est la première stance du très fameux livre de Lao Tseu. Comment parler de la voie (Tao) quand il n’y a pas de mots pour le définir. Essayons quand même car Lao Tseu lui-même aurait laissé 81 stances pour essayer de l’approcher.
Dans cette pratique, nous ne sommes pas dans la compétition, ni dans le jugement, ni dans la comparaison. Ce qui nous amène automatiquement dans un autre espace. Le mental lui, compare, juge.
Le Tai Chi attire beaucoup de personnes, car il permet de sortir de la « performance » et « l’efficacité » qui est un facteur de stress et devient un vrai problème de société aujourd’hui.
« Vivre le Tao c’est diminuer chaque jour » dit Lao Tseu. Cette image du Tao nous invite à lâcher les connaissances, sortir du domaine : « Moi je sais » pour entrer dans un espace où il n’y a pas de savoirs, pas de connaissances à mettre en avant, il y a juste se laisser être. Être ce qu’on est.
« J’ai perdu cette petite chose qu’on appelle « moi » et je suis devenu le monde immense »
Maso Siseki – Maître Zen
Propos recueillis par Jeanne Studer